L’EXPERIENCE.
Cahoté, ballotté, secoué, je le suis, raconte Noeghan [1]. On appelle cela un train. Il s’arrête dans toutes les gares. Dans un bruit infernal. Des voyageurs chargés de paniers à provisions montent, descendent. Ca papote dans un patois incompréhensible. Tout le monde semble se connaître, et on me jette des regards étonnés.
Ce train assure la liaison Lille - Boulogne-sur-Mer. C’est là que Noeghan se rend. Le Ferry en provenance de Douvres amène une camionnette, type Bedford de couleur bleue, bourrée d’instruments. Ceux de The Jimi Hendrix Experience .
On est le 3 mars 1967. Du Ferry, à l’heure dite, vers 17 heures, débarque le van. Au volant, le road manager du Jimi Hendrix Experience, Gerry Stickells, accompagné de sa femme. Gerry est un solide gaillard, qui porte moustache. Son amie est délicieuse. Pour le passage en douane, l’agence maritime Léon Vincent fait le nécessaire. Les documents du matériel sont établis au nom de Noeghan. Les vérifications faites, ils se mettent en route. Direction Paris via la Nationale 1. Gerry conduit, volant à droite, son amie assise entre lui et Noeghan. La route est longue, le van ne roule pas vite et les conversations vont bon train. Ils sympathisent rapidement.
Venant de Bruxelles, Boulogne et Londres, ils ont tous rendez-vous à Paris dans un hôtel de la rue Caumartin. En tout, une dizaine de personnes. Jimi Hendrix, Mitch Mitchell, le batteur, Noel Redding, le bassiste, Chas Chandler, le manager, Tony Garland, le press agent, Gerry Stickells, le road, la femme de Chas, celle de Gerry, Rikki Stein, l’organisateur, Noeghan. Rikki arrive avec Gerry à l’hôtel à la nuit tombée. Bien entendu, comme toujours, cela commence par un gag. En ce vendredi soir, rue Caumartin, Rikki patiente avec Garland. Des autres, aucune nouvelle. Rikki, pour la circonstance, a loué une énorme voiture américaine. Il doit accueillir Hendrix et l’Experience à la descente d’avion. Mais coincé dans les embouteillages, lorsqu’il atteint enfin l’aéroport, Hendrix et les siens ont disparu. Chandler, retenu à Londres, a laissé un message : « Arriverai samedi matin. »
Ronnie Bird les rejoint. Après une si longue attente, ils décident de parcourir Paris, en tout sens, dans l’espoir de retrouver Jimi. Ronnie fait le guide et les entraîne dans les clubs les plus en vogue. Ne portant pas cravate, ils se font interdire l’entrée de la Cage. Chez Castel, l’accueil est plus chaleureux. Ils déambulent ainsi en noctambules, dans cette sorte de Plymouth, qui a le format idéal pour circuler et stationner dans les petites rues de Saint-Germain-des-Prés. Tard dans la nuit, ni très fiers, ni très rassurés, ils rentrent se coucher. À l’hôtel, toujours pas de nouvelles, aucune trace de Jimi Hendrix.
Le lendemain matin, toujours rien. Cela devient critique. Gerry est perplexe, inquiet. La valse des téléphones commence. Appels à Londres. Le bureau confirme. Chandler est dans l’avion pour Paris. Quant à Jimi, il est bien parti hier, comme prévu. On pense à la drogue. On s’informe auprès de la police, des douanes. Rien. On appelle l’aéroport, le service d’immigration, le Consulat. Néant. On fait la tournée des principaux hôtels de Paris. Cela dure plusieurs heures, sans résultats. Entre-temps, Chas Chandler débarque. Avec Peter Qouch, un Anglais travaillant dans une maison de production à Paris et à Radio Luxembourg. Les recherches se poursuivent, s’intensifient. Finalement, en début d’après-midi, Caroline, la secrétaire de Rosko, alors empereur des ondes françaises, leur apprend que Jimi, Mitch et Noel logent dans un petit hôtel de Saint-Germain-des-Prés. De bonnes âmes inconscientes les y ont amenés. Alain Dister, qui pige çà et là appareil photo en bandoulière, averti par les gens de chez Barclay qui ont « signé » Jimi en France pour la distribution, guette le guitariste à l’aéroport. Hendrix croit qu’il s’agit de son contact. L’Experience les suit. Alain Dister et les gens de Barclay entraînent les musiciens dans cet hôtel, puis à Europe 1, sur les Champs-Élysées.
Cette petite histoire a le mérite de mettre Chas Chandler de fort mauvaise humeur à l’égard des plaisantins. Alors que Jimi est dans les studios d’Europe 1, le groupe se trouve à sa recherche dans celui de Rosko, à Radio Luxembourg, à quelques centaines de mètres !
Mais les ennuis ne font que commencer... Le soir même, l’Experience doit donner deux concerts. Au dernier moment, le premier est annulé. Rikki se démène pour en trouver un autre. De nouveau, c’est la course au téléphone. Mais dans les clubs parisiens, personne ne veut d’Hendrix. Même la presse refuse de se déplacer. Rancurel, que Noeghan appelle au téléphone, se montre sceptique.
« Qu’est ce que tu fais avec cet Hendrix ? » demande -t-il. « Mais Jean-Louis, c’est énorme, viens ! »
Il se laisse convaincre et sa surprise est réelle. « Je croyais qu’il s’agissait d’Hendrix, l’arrangeur ! balbutie -t-il, Jacques Hendrix... »
Enfin Rikki parvient à ses fins. Pour moins de mille francs, le Gibus, un club de la proche banlieue, accepte le marché. Hey Joe est alors n°3 en Grande-Bretagne. Durant ces tractations, Chas a retrouvé Jimi. Ils déambulent aux Puces de Saint-Ouen, flanqués des Barclay et d’Alain Dister qui mitraille.
GIGS.
Gerry est un roadie efficace. Devant l’assistance médusée et éberluée de ce club du samedi soir, il installe avec une rapidité étonnante des monstres d’amplis que Noeghan porte avec lui. Deux jeux de Marshall pour Jimi, deux pour Noel, et rutilante batterie pour Mitch. L’Experience les rejoint peu après.
Pour Noeghan, c’est le grand moment. Celui des présentations. Il pénètre dans une pièce qui sert de loge. Il a la pétoche. Ému, inquiet, voire torturé. Jimi est là. Il est grand, mince, avec un regard étrange. Réellement, Noeghan est impressionné, comme apeuré. Une telle sauvagerie se dégage de cet être qui évolue avec une souplesse féline ! Gerry le présente. Jimi, chaleureusement, souriant, tend la main, le remercie pour le papier que vient de publier Rock & Folk.
Noeghan est bouleversé ! « C’est lui qui me dit merci ! » pense-t-il. Jimi poursuit : « Tu es avec nous, tu fais ce qu’il te plaît. Tu viens sur la scène, tu poses les questions que tu veux ». Noeghan est admis au sein de la bande, au sein de l’Experience.
Le premier gala a lieu devant un public nullement préparé à une rencontre du troisième type. On coupe la sono, et les « minets » - ils sont en majorité - arrêtent de se trémousser, daignent se rapprocher de la scène. Robert Ismir, l’organisateur parisien, un proche de Jacques Barsamian, a dégoté in extremis cet engagement. Il monte sur scène, saisit le micro et annonce dans l’indifférence générale « Voici maintenant le n°1 en Angleterre avec Hey Joe, JIMI HENDRIX EXPERIENCE !... »
C’est presque l’hilarité. « Qui c’est ce mec ! » dit un gus aux côtés de Noeghan. Un autre se met à glousser. Jimi entre en scène, branche sa guitare. C’est parti. Premiers accords assourdissants d’une musique venue d’ailleurs. Les deux quidams se marrent déjà moins. Un type de chez Barclay leur balance : « Vous ne connaissez pas Hey Joe de Jimi Hendrix mais dans quelques temps, vous achèterez la version d’Hallyday ». C’est à ce moment que les gars réalisent. Mais c’est fini.
Rapidement, ils démontent le matériel, regagnent Paris pour le second concert de la soirée, Le Bal du Droit, fac de Droit, rue D’Assas. Gerry conduit le van tandis que Noeghan suit, simultanément sur son carnet, l’itinéraire qu’il a griffonné, et le nom des rues qui défilent.
À Assas, ils retrouvent Chas Chandler, mais aussi un public inhabituel. C’est le gala annuel de la fac. Smokings et longues robes de soirées sont de rigueur. Champagne et scotch vont de pair. « Les minets du XVIe » lance quelqu’un. Leur entrée est remarquée. On jerke entre gens du « monde ». Avec leurs jeans, capes noires et vestes militaires, ils choquent. On s’écarte à leur passage. Gerry et Noeghan traversent, en faisant glisser les Marshall sur le sol, un immense hall dans lequel s’entasse un bon millier de personnes. Ils installent le matériel à grand peine. Dans les loges, c’est le remue-ménage. L’ambiance est pesante. Tout le monde a soif. La nuit est déjà bien avancée. Il y a The Pretty Things, avec leurs longues chevelures, leurs dégaines impossibles. Quelques minettes en jupettes, le photographe Bob Lampard, le batteur Bobby Clarke, Jacques Barsamian, Peter Qouch.
Philippe Rault, de Rock & Folk (Noeghan n’a pas le sentiment d’appartenir au même magazine) et Pierre Lattès sont venus, tous deux, pour le Pop Club de José Artur. Le dernier endroit musical radiophonique à la mode, sur France Inter. On cause entre gens de bonne compagnie, de formes musicales qui ne sont que prétexte à se mettre soi-même en valeur. « On est bien une trentaine, là-dedans », se souvient Noeghan. Jimi est dans un coin. Étranger à tout cela, il gratte sa guitare. On le sent solitaire. Exclusivement préoccupé par sa musique. Il est comme au-delà des réalités. Un être simple qui ne vit, ne s’exprime que par « sa » musique. À ce moment précis, tout lui échappe. Rault et Lattès négocient son passage pour le lendemain soir sur Inter. Jimi acquiesce. Sans difficultés. Noeghan tente d’expliquer aux deux chanceux - trop heureux - que cela ne marche pas ! Lundi soir, ils seront à Bruxelles.
Brusquement surgit un ouragan. C’est l’un des organisateurs de la soirée. Il fait une entrée, triomphale, l’air « sûr de lui », et autoritaire. Pourtant, il est plus de 2 heures 30 du matin. Il se dirige de suite vers Chas Chandler, qui converse tranquillement avec son ami Bob Lampard, affalé sur une chaise, les pieds sur la table. Le type annonce d’un ton solennel : « Monsieur Hendrix, il est l’heure... » Ce qui fait sourire tout le monde, à l’exception de Chandler et Hendrix.
Une fois Jimi sur scène - on l’a un peu bousculé parce que, paraît-il, le public trépigne - on s’aperçoit avec stupéfaction que le courant ne parvient plus aux amplis. Énervement du côté des organisateurs. Les étudiants en Droit accusent au micro les étudiants des Beaux-Arts, en particulier ceux de la fanfare, d’avoir fauché le transformateur pour saboter la soirée. Le ton monte, mais tout s’arrange. Le courant revient.
Pour la deuxième fois, ce soir là, Jimi apparaît au public. On s’étonne dans la salle. Face à la scène, une jeune fille blonde vêtue d’une longue robe de couleur jaune, apeurée, se réfugie dans les bras de son ami. Ce n’est pas tous les jours qu’il lui est donné de voir de si près un Noir, un peu voûté, suant, transpirant, bandant, gueulant et jouant sauvagement de la guitare avec ses dents...
Ce second show se termine. Le matériel est démonté, le groupe se change. C’est le retour à l’hôtel. Il est 6 heures trente. Le départ pour la Belgique a lieu à 9 heures 30. À l’heure dite, ils se mettent en route. Noeghan est avec Gerry. Rikki emmène l’Experience dans son « américaine ».
TWENTY.
Après Lille, et un voyage sans histoire, Gerry dépose Noeghan chez ses parents à Wattrelos. Martine, son amie, l’y attend... « Avec Gerry, on prend le café, dit Noeghan, et on se dirige vers le Twenty à Mouscron, en Belgique, de l’autre côté de la rue, de l’autre côté de la frontière. » Là, règne l’effervescence des grands jours. Le concert est prévu vers 17 heures. Chas retrouve des lieux connus. Il était sur cette même scène, devant ce même public, il y a deux ans, avec The Animals. Noeghan les accompagnait, dans cette tournée. Sa première expérience.
Au Twenty, aidés des potes spectateurs, ils installent le matériel tandis que se déroule une anecdote étonnante. Ginette (elle ne connaît pas grand chose à la rock music), la femme du promoteur de la tournée, Jean Vanloo, se trouve à cet instant précis dans le restaurant situé en dessous du club. À l’endroit même où en 1961 a été organisé le premier festival rock. Ce vaste hall a été aménagé en restaurant fréquenté une clientèle « normale », qui accepte sans trop de difficultés d’approcher une faune aux cheveux longs, aux mégots bizarres, aux tenues bigarrées. Sans doute par voyeurisme.
Quoiqu’il en soit, Ginette discute avec des clients lorsque la porte s’ouvre sur un grand noir, cheveux hirsutes, bouclés, vêtu d’un pantalon rouge, d’une drôle de veste. Il entre, semble chercher quelque chose... Le sang de Ginette ne fait qu’un tour. Elle bondit de sa chaise, mue par une peur ancestrale, prie l’étrange étranger de sortir. « Le club, c’est là haut », dit-elle à Jimi qui cherche les toilettes, penaud et sidéré. Peu après, apprenant sa bévue, Ginette se confond en plates excuses. Jimi les accepte, amusé comme toute la bande par cette réaction instinctive de Madame Vanloo. Celle-ci en a pourtant déjà vu d’autres depuis que son mari fait dans la Rock Music !
CHAUD SHOW.
Et là, sur la scène du Twenty, Jimi donne son meilleur show. Le club, l’ambiance, les spectateurs, tout prédispose à sa réussite. Vêtu d’une veste militaire ou d’un costume de velours rouge, mais toujours d’une façon très libre, Jimi se montre impressionnant sur scène. Gaucher, armé de l’une de ses deux Fender, cheveux longs et crépus, grand, légèrement voûté, il est réellement sauvage. Avec ses deux complices, Mitchell à la batterie, Noel Redding à la basse, il peut se permettre des choses que nul autre n’oserait. Il envoûte l’audience, une audience effarée, effrayée d’accomplir un tel voyage au-delà des limites de l’impossible.
Une guitare lointaine, quelques murmures, et ses doigts avides parcourent le manche de l’instrument. Les notes jaillissent, s’incrustent au plus profond de votre être. La batterie vole, explose. La basse ronronne, vrombit. Le rythme se fait infernal, intenable. La guitare double la voix, elle parle, elle crie, hurle, tempête.
D’étranges sonorités vous submergent et vous entraînent. L’attraction terrestre perd toute emprise. À travers cette musique sans concession, Jimi Hendrix livre un combat sans merci. Tout d’abord contre lui-même. Le son qui jaillit de son ampli, un Marshall, est effarant. Les effets rendus sont encore plus affolants parce qu’il utilise admirablement et maîtrise parfaitement toutes les possibilités offertes par sa boîte fuzz bugg (boîte qui permet les distorsions du son) alliée au vibrato de sa guitare. La voix est excellente, colorée, magnifiquement nuancée.
- Twenty (photo anonyme)
On le sent aussi à l’aise dans l’interprétation de titres rythmés que dans le blues. Malgré tout, c’est le côté instrumental qui domine. Sa dextérité deviendra légendaire. Ses doigts parcourent le manche de la guitare avec une rare sûreté, et c’est là que l’on devine les années de pratique acharnée. Pour lui, la guitare n’a plus aucun secret. Généralement, tout est improvisé. Jimi, dans l’exécution de ses mouvements, se montre d’une rapidité à toute épreuve.
Du revers de la main, du coude, il caresse sa guitare. Bien sûr, il utilise quelques trucs d’apparence facile, comme le fait de gratter ses cordes, la guitare derrière la nuque ou entre les jambes. Mais alors que chez d’autres, cela tourne au numéro de cirque, chez Hendrix, on dénote autre chose. Il a « besoin » de ses acrobaties. Pour Jimi, la guitare, c’est tout. Il a confié à Noeghan que sa guitare tenait l’importance et la place que peut avoir une femme chez d’autres. Et il a même apprécié qu’il compare son jeu de scène instinctif à l’accomplissement de l’acte sexuel.
Noeghan racontera alors, à l’époque, face à des incrédules : « Il peut jouer avec les dents, je vous affirme que ce n’est pas du bluff. Je l’ai vu et entendu interpréter ainsi le solo de Hey Joe . Il est tout en sueur, et plus rien alors ne peut le tirer hors de ce monde qu’il vient de créer ». Arrive le dernier morceau, une fantastique version de Wild Thing . Entre-temps, Jimi a plusieurs fois changé de guitare, du fait de cordes cassées ou parce qu’il désire obtenir une nouvelle sonorité. C’est alors qu’il atteint le sommet, le moment de l’extase. Il frotte le manche de sa guitare contre le pied de micro puis, se retournant vers ses amplis, il s’acharne une nouvelle fois contre eux et commence à donner de violents coups de reins. Prudent, Gerry Stickells se glisse derrière les baffles pour les retenir. La sonorité atteint alors son paroxysme d’excitation tandis que la basse ronfle démesurément, que la batterie cogne, que les baguettes volent en éclats. Le visage hagard, il en arrive à taper de sa guitare les amplis qui se mettent dangereusement à vaciller. Soudain, il délaisse son instrument, jeté au sol, abandonné et qui hurle en solitaire. Jimi, comme vidé, quitte précipitamment la scène tandis que se prolongent encore les effets stridents du larsen. Grandiose, démentiel, suffoquant, délirant...
Noeghan se sent totalement imprégné de ce concert. D’autant qu’il est partie prenante. Sur la scène du Twenty, une série de projecteurs aux couleurs criardes, blanches ou rouges, bleues, jaunes, vertes. Le tableau qui les commande est situé dans la cabine technique, où opère Samy le disc-jockey. De là, Noeghan habille l’Experience de ces couleurs vives ou blafardes, donnant un relief encore plus fascinant à leur musique. Il actionne les manettes au rythme que lui ordonne la musique, littéralement transporté par le déferlement des sons. Sur le magnéto, une bande est en place, mais on est tellement assommé dans cette cabine que nul n’a l’idée d’appuyer sur le bouton Start. « Ce concert ne restera gravé que dans nos mémoires, dans nos cœurs ».
TWENTY TWO.
De nouveau la course. Avec Gerry et des volontaires, le matériel, lourd et important, est démonté, descendu, rangé dans la camionnette. Dans le van, Martine, à qui l’on a confié la guitare blanche de Jimi, grimpe avec la troupe, et le convoi s’ébranle pour le second concert de ce dimanche. Il a lieu en France. On repasse la frontière en douce, direction les environs de Lens, où un Twenty Club s’est ouvert.
C’est une ancienne salle de cinéma aux murs poisseux. Les voitures pénètrent sous un porche dans une cour attenante. Sur le côté gauche, une petite porte donne accès au derrière de la scène. Sur la droite, le logement du concierge. Dans la cuisine, on improvise une loge où Jimi et l’Experience se changent, entre la bouilloire à café qui chauffe sur le poêle à charbon et une table encombrée de vaisselle sale.
La salle est comble. Un public qui, là aussi, restera groggy à l’issue du concert. Jimi casse la sangle de l’une de ses Fender. Une lanière rouge frappée de motifs indiens dont le bout se termine par une tête de buffle, en métal. Quelques centimètres de cuir que Jimi laisse à Noeghan.
- Le cuir... la sangle... le buffle.
On range une nouvelle fois le matos. Martine amène les guitares de Jimi qui a retrouvé sa cuisine. Les gens sont aux petits soins pour lui. On n’est pas à Paris. Chacun se montre attentionné, nullement désireux de s’accaparer un peu de cette gloire naissante. Au retour, vers les 2 heures du matin, le poste des douanes est fermé. Pas le moindre douanier en faction. Sans façon, on passe en fraude le matériel qui, de toute manière, doit regagner Londres via Ostende.
Cette nuit-là, Noeghan rentre chez lui après avoir laissé Gerry dans un hôtel de la Grand’Place de Courtrai où l’Experience est déjà couché.
Le lendemain, le rendez-vous est fixé à 11 heures. En route pour Bruxelles. Deux émissions de télé sont au programme des prochaines journées.
BRUXELLES.
En début d’après-midi, la tribu déboule à Bruxelles, place de la Bourse, à l’hôtel Central ! Un établissement de style ancien, avec une vaste réception et un large escalier qui mène aux étages. Une standardiste fort gentille, dès leur arrivée, est prise sous le feu incessant des téléphones. Paris, Londres, Genève.
« Mais combien êtes vous donc ? demande-t-elle à Noeghan - Une dizaine - Vous êtes une équipe de football, alors ? »
Il ne la détrompe pas et passe le mot aux autres. Peu après, dans le hall de l’hôtel, certains sautillent sous le regard ahuri d’une trentaine de touristes japonais tout surpris d’apprendre que les équipes brésiliennes s’entraînent même dans les halls d’hôtel !
Le tournage de ce lundi est pour la RTB, la chaîne francophone belge. La série intitulée « Vibrato », est réalisée par Léo Quoilin. Cette émission consacrée à la pop music est calquée sur les shows de la télé anglaise, tels qu’il n’en existe pas en France. L’équipe tourne dans le bois de la Cambre, en extérieurs et en play- back. Jimi est appuyé contre un arbre, et les cadreurs se défoncent pour l’image. Pour cette contre-plongée destinée à donner de la puissance au personnage, le cameraman s’allonge dans le chemin boueux du bois. Pour la plongée, il grimpe en haut de l’arbre, sa lourde caméra à l’épaule, et se livre à une sorte de travelling quelque peu périlleux. Quoilin est satisfait. Jimi aussi. La disponibilité de l’Experience est réelle. Hendrix donne à ces techniciens, parfois blasés, l’envie de se surpasser. Le tournage se déroule par conséquent dans de bonnes conditions.
Les rares promeneurs, en cette fin d’après-midi ensoleillée de mars, sont tout surpris de tomber nez à nez avec une batterie plantée en plein bois.
FEELING.
De retour à l’hôtel, Jimi reçoit Noeghan dans sa chambre. Ils s’y rendent en suivant un long couloir sinistre. Leurs chambres voisines sont semblables et un peu vieillotte, à l’image de l’hôtel. Une pièce triste, meublée de façon classique. Propre, mais sans luxe, aux fenêtres qui donnent sur la Bourse.
- L’Hôtel Central devenu le Marriott
En pénétrant dans la chambre, Jimi invite Noeghan à s’asseoir. Une valise gît sur le sol, le lit n’est pas défait. Jimi sourit. « Je vais prévenir Chas que nous sommes là », dit-il. Il décroche le combiné près du lit et attaque la conversation. Jimi semble subitement interloqué par ce que lui raconte Chas au téléphone. Il examine Noeghan, étonné, surpris. « Quelque chose ne va pas », pressent Noeghan. Jimi balbutie quelques mots : « Interview, Paris... » Fait des signes négatifs de la tête, marmonne : « Oui, il était avec nous à Paris ». Un silence. « Yeah », dit-il. Il fixe Noeghan, lâche : « No », puis il rit. Soulagé. Il repose le combiné et se dirige vers un Noeghan devenu soucieux. Jimi le rassure et lui explique que Chas l’a confondu avec ce journaliste parisien rencontré à l’aéroport. « Chas croyait qu’il était venu nous rejoindre. Il voulait que je refuse l’entretien et que je le mette dehors ! » Ce que lui confirme Chas, plus tard.
Jimi s’assoit sur l’une des chaises, à proximité de la petite table et joue avec le foulard noué autour de son cou. Il allume une cigarette qu’il extirpe d’un paquet acheté peu avant au bar de l’hôtel. Noeghan étale quelques feuilles de papier, sort un stylo. La conversation débute. Jimi est attentif. Il répond par de petites phrases, ponctuées de « You know ». Il s’exprime d’une façon lente avec des intonations douces et chaudes. La voix est basse, profonde. Elle monte, descend, comme lorsqu’il chante. Il dodeline de la tête, écrase sa cigarette, remue ses mains. Noeghan note des bribes, griffonne. Il ne manie pas parfaitement l’anglais, mais ils se comprennent.
Jimi ne lui fait pas répéter les questions qui fusent. Aucune n’est écrite, du reste. Tout s’improvise. Noeghan, inconsciemment, perçoit les réponses. Il les devine, les déchiffre par les attitudes, les mimiques, les inflexions de Jimi. Un lien invisible s’est tissé. « , C’est cela, la communication non verbale », lui expliquera quelques années plus tard Richie Havens. En dehors du langage, du vocable il y a le feeling, qui permet à deux êtres, sur la même longueur d’ondes, de communiquer par delà les mots, les paroles, les propos. « Vous ne parlez pas la même langue, mais vous vous comprenez ! Parce que vous êtes en phase, sans emphase, sans les phrases » L’entretien se poursuit ainsi pendant près d’une heure.
Jimi définit sa musique comme étant du freak and funky. Il associe de suite à sa réussite Mitch Mitchell et Noel Redding, et se déclare très content d’eux car ils jouent dans son esprit. C’est évident, la batterie de Mitchell s’avère percutante à souhait. La basse de Redding, nerveuse, puissante, la complète de façon admirable. L’intégrité, l’homogénéité du groupe est réelle, efficace. Jimi pense qu’il ne lui aurait pas été possible de réaliser l’Experience avec des musiciens blancs américains. Non qu’ils soient inférieurs aux musiciens anglais : ce n’est qu’une question de mentalité et d’état d’esprit, nécessaire à la musique d’Hendrix.
Le métier, Jimi l’a appris auprès des grands noms du rhythm and blues qui lui ont apporté l’expérience. Il estime toutefois n’avoir guère été influencé par leurs genres respectifs. Son style lui est propre. Cela fait déjà plusieurs années qu’il l’a créé, forgé, et c’est seulement maintenant qu’on lui attache de l’importance.
Jimi admet qu’il a été marqué par une certaine forme de blues, dont il a très vite donné une version free form. Il est persuadé que sa musique est bien à lui. Il espère que le nom d’Hendrix sera bientôt synonyme d’un style de musique, comme celui de Chuck Berry, par exemple.
D’une nature très calme, Jimi n’a qu’un seul souci et unique souci, celui de vivre sa musique. Il est en constante recherche. Tout, chez lui, est prétexte à améliorer son style et à découvrir de nouvelles voies. Il ne peut pas comprendre, d’ailleurs, comment certains groupes en sont réduits à chercher leur répertoire dans le Top 40 de la Tamla Motown. Un genre musical qui ne lui plaît guère. Cela lui rappelle sans doute des souvenirs désagréables. En costume de soie et souliers vernis, chaque soir il lui fallait jouer toujours les mêmes notes, effectuer les mêmes accords. Maintenant, il porte des vestes étranges et des bottes étonnantes. Il se sent enfin libre. Imiter les groupes Tamla ou d’autres, c’est une perte de temps. Il lui paraît bien plus simple de se forger un style à sa mesure. Personnellement, il aime Elmore James, Robert Johnson, B.B. King.
Jimi pense qu’à travers lui et par lui, son manager Chas Chandler essaie d’atteindre une musique qu’il lui était impossible de connaître avec les Animals. Jimi souhaite offrir cette satisfaction à Chas. Car c’est lui qui l’a découvert, lui qui a repéré Mitchell et Redding lors de l’audition pour la nouvelle formation des Animals de Burdon. Jimi lui en sera toujours reconnaissant. Le plus étonnant, c’est que Jimi ne connaissait pas les Animals dans leur formule initiale. Depuis, il a écouté leurs enregistrements et se déclare ravi de leur « sonorité singulière ».
On parle d’Eric Clapton, ce qui était inévitable. Jimi l’a vu plusieurs fois sur scène et le considère comme le meilleur guitariste de blues d’Angleterre. « Nos styles sont différents et n’entrent par conséquent pas en concurrence. ». Jimi voue aussi une grande admiration aux Beatles et à Bob Dylan, mais le cas des Monkees le chagrine : « C’est un pur produit commercial du show-business américain. Si j’avais eu autant d’argent à placer sur un groupe, c’est sur les Young Rascals que je l’aurais fait. Ils en valent la peine »
Jimi évoque ses galères avec Little Richard, les Turner, Joey Dee. Les cachets minables. Maintenant, il est heureux parce que libre de jouer la musique qu’il aime. Il se sent entouré, soutenu. Pour lui-même, et non pour ce qu’il représente ou par souci de récupération.
LES AIGLES.
Ce lundi soir, c’est quartier libre. Noeghan suggère donc que la bande aille dîner chez Zorbec, dans l’antre des rockers de Bruxelles, les Aigles. Le rendez-vous est fixé au bar de la Bourse, situé en face de l’hôtel Central ! La bande s’y retrouve, à l’exception de Noel Redding déjà parti se coucher. Sinon, tous sont attablés dans cette brasserie, dans l’attente du départ. L’ambiance est particulièrement détendue. Seul Jimi semble préoccupé. Devant un verre de bière à peine entamé, il est penché sur la table. Un stylo à la main, il s’applique à dessiner au verso d’un carton de bière.
- Are You Experienced ? Déjà un carton !
Le taxi arrive et le signal du départ est donné. « Je tiens la porte, se souvient Noeghan. Je suis le dernier à quitter l’établissement. Brusquement, je revois l’attitude de Jimi et me précipite vers la table pour ramasser le carton. En lettres psychédéliques, il a dessiné Are You Experienced ? , le titre de son futur et premier album ! La calligraphie qu’il emploie annonce le graphisme des tags. »
La Petite Rue des Bouchers. Derrière la Grand Place de Bruxelles. L’une des plus typiques. Jimi Hendrix s’y promène, revêtu d’une longue cape noire. Personne ne prête attention au groupe. Au restaurant La Ligne Droite, Zorbec (il se prénomme en fait Jean-Pierre) évolue dans le pur style des garçons de restaurant. Veste blanche à galons dorés. L’établissement est celui de ses parents. Pourtant, les week-ends, Zorbec le Gras se métamorphose. Jeans, blouson, bottes, il devient le secrétaire du Club « Les Aigles ».
- Le restaurant Karim a aujourd’hui remplacé La Ligne Droite
Des inconditionnels du rock. Une bande copains qui organisent des concerts, les samedis après-midi, salle des Carabins, place des Martyrs ! Ils soutiennent les groupes belges comme Night Rockers, Burt Blanca, et les Partisans. Ils admirent Presley, Vincent Cochran, Holly, défendent Beatles, Rolling Stones, Animals, Kinks, mais ne supportent pas les Français de la vague yé-yé. Ils leur reprochent de copier, d’adapter, de plagier, d’imiter, de singer, de massacrer, les artistes anglo-américains. Ils publient un journal ronéotypé, Plic Plic - Journal Méchant, mais pas bête, « Feuillet des vrais amateurs de rock and roll, rhythm and blues, beat folk », organe officiel de l’« OSACY » (Organisation Secrète pour l’Anéantissement Complet du Yé-yé) que rédige avec verve et humour Piero Kenroll. Zorbec est l’un de ses lieutenants.
- Piero au milieu et ses lieutenants, dont Zorbec à droite
Très actifs, les Aigles descendent en bande lors des festivals, assurent le succès des groupes anglais. Précurseurs des entartreurs, ils balancent des kilos de tomates sur les chanteurs français dès qu’ils apparaissent sur scène. Claude François, Eddy Mitchell, Antoine, France Gall et autres Sheila, doivent, sous ces jets, opérer un repli stratégique. Certains, stoïques, résistent, puis sous le jus des tomates qui explosent, ruissellent, dégoulinent, battent en retraite. Les « pépins » ne les protègent nullement de ces pluies de fruits ou légumes, qui éclatent en toutes saisons. Même lors du festival de Huy, baptisé « Le Parapluie des Vedettes ». « Ils sont des milliers, flamands », se plaint amèrement l’une des victimes, Claude Moine (lui qui pratique pourtant un humour grinçant et décapant aux dépens des autres), alias Eddy Mitchell, dans le Rock & Folk n°5 ! Alors qu’ils ne sont qu’une dizaine... et bruxellois !
- Bruxelles - 6 mars 1967
Piero et sa copine sont également au rendez-vous de cette soirée. Jimi se prête de bonne grâce à l’interview. (Après Plic Plic, feuille satirique rock, Piero collabore à Juke Box, crée les pages rock pour Télé Moustique, permet à des Gilles Verlant de se révéler. Il héberge chez lui de jeunes musiciens anglais, débutants, inconnus et fauchés, ceux de Genesis, de Van der Graaf Generator !).
Dans son interview, Piero évoque ces « Français » qui pillent systématiquement et sans vergogne le répertoire des artistes anglo-américains. Jimi s’étonne. Cela ne le choque pas. « J’aime Dylan, dit-il, et je reprends quelques-uns un de ces titres ». On lui explique que, dans son cas, il donne une interprétation personnelle de l’œuvre d’un artiste qu’il aime et respecte, ( All Along the Watchtower ). Ce qui n’est pas le cas des artistes français en question. Jimi sourit. Il a compris. (Sans doute n’a-t-il jamais su que Johnny Hallyday laissait dire officiellement que Jimi Hendrix, « son ami », jouait de la guitare dans sa version de Hey Joe . Version qui avait laissé échapper un sourire grimaçant à Jimi lors de son audition dans les studios d’Europe 1, comme en témoigne Alain Dister dans Ezy Rider paru aux Éditions du Seuil...).
- Bruxelles - 6 mars 1967
Jimi est fort surpris lorsque Piero lui remet l’insigne du Club « Les Aigles », un insigne que Jimi arbore immédiatement à sa boutonnière. Il a la forme d’une croix. Sur l’une des photos prises ce jour-là, on croit voir les initiales « JH » entrelacées.
Au moment de passer à table, Jimi invite Noeghan à s’asseoir en face de lui. Il est entouré de l’amie de Gerry Stickells et de Rikki Stein.
Sur la même banquette, Tony Garland et Mitch s’installent en vis-à-vis de Chas et de sa femme. Il y a là un appareil photo et Noeghan pense à shooter toute la soirée. C’est là qu’il prend le fameux cliché de Jimi dévorant son steak poivre.
- Bruxelles - 6 mars 1967
C’est une photo intimiste, prise de façon instinctive de l’autre côté de la table. L’assiette au premier plan est celle de Noeghan. Ces photos ne témoignent que d’une soirée chaleureuse entre amis heureux d’être ensemble. Elles ne seront publiées que bien des années plus tard !
La soirée se termine au Black and White qui, avec le Pol’s Jazz Club, est alors l’une des boîtes les plus courues de Bruxelles. Le patron Roger, un personnage haut en couleur, est ami de James Brown. Là, Jimi se montre particulièrement décontracté, détendu. Il aperçoit, accoudée au bar, une jeune fille blonde qui l’intrigue. Timidement, il demande à Noeghan de l’inviter à table. Ce qu’il fait. La fille accepte. Noeghan les laisse.
STAY KOOL !
- Tienerklanken (capture d’écran) et le pin’s des Aigles toujours au revers.
Le mardi, le groupe quitte l’hôtel vers les 9 heures 30. Le tournage de « Tienerklanken », émission populaire de la BRT, télévision belge d’expression flamande, a lieu dans un studio installé dans « la morne plaine », à Waterloo, dans une bâtisse au milieu des champs. Un tournage en play-back de plusieurs titres dont Hey Joe , qui s’achève dans l’après-midi. Jimi, Mitch et Noel font l’objet de nombreux plans rapprochés. Le réalisateur soigne son sujet. À midi, c’est la pause. Ils déjeunent là, avec les techniciens télé, dans la cantine du studio. Jimi et Noeghan se passent des mots griffonnés sur des serviettes en papiers. « Hey Donkey ! » Lors des plans de coupe sur Mitch et Noel, ils vont tous deux à l’extérieur. Sur les poteaux de la clôture qui les sépare de la prairie voisine, Jimi dispose des gamelles vides qu’ils canardent, à tour de rôle, à coups de cailloux. Gaucher, Jimi se montre le plus adroit.
En fin d’après-midi, Chas, Jimi, Mitch, Noel et Tony s’envolent pour Londres. Gerry reprend la route d’Ostende avec le matériel.
C’est fini. On se quitte. Jimi prend le papier de Rock & Folk, me le dédicace :
« Stay Kool. Best of luck in what ever you try to do ! »
Merci Jimi !
Pages 53 à 84 de l’ouvrage « Jimi Hendrix - Émotions électriques ».
Moebius / Jean-Noël Coghe - Le Castor Astral 1999 - ISBN 2-85920-386-9
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